Les relatives libres objet en français : des structures agrammaticales ?

TitreLes relatives libres objet en français : des structures agrammaticales ?
Publication TypeCommunication
Année de publication2016
AuthorsKonrad, Ingrid
Titre de la conférence5ème colloque estudiantin en sciences du langage
Date de publication04/2016
Lieu de la conférenceBordeaux
Abstract

1. Les relatives objet chez l’enfant et chez l’adulte De nombreuses études en acquisition ont mis en évidence des asymétries entre les relatives sujet et les relatives objet, ces dernières étant plus difficiles à acquérir pour les enfants et ce, jusqu’à l’âge de 5 ans (cf. (1)). Cela a été montré dans plusieurs langues telles que l’hébreu, le portugais, l’italien ou le français (Friedmann, Belletti & Rizzi, 2009 ; Costa, Grillo & Lobo, 2012 ; Guasti & Cardinaletti, 2003 ; Fragman, 2000, entre autres). Récemment, Friedmann et al. (2009) ont postulé que cette difficulté était sélective, dans le cadre de la Minimalité Relativisée. Les relatives objet qui posent problème aux enfants, à la fois en production et en compréhension, sont les configurations dans lesquelles l’objet déplacé, contenant une restriction lexicale (un trait +NP), croise un sujet de même nature, c’est-à-dire contenant lui aussi une restriction lexicale (cf. (2)). Le sujet agit ainsi comme un intervenant et bloque la relation de dépendance entre la trace du mouvement et la position cible. Cette configuration d’inclusion, en termes de traits, n’est problématique que dans le système de l’enfant, mais pas dans la grammaire adulte.
(1) a. Relative sujet : Le prince qui ___ regarde la princesse
     b. Relative objet : Le prince que la princesse regarde ___
(2) L’infirmière que les policiers suivent ___ (difficile pour les enfants)
    [+NP, +Rel]           [+NP]
   L’objectif de ce papier est de montrer que les adultes aussi ont des difficultés à traiter certaines relatives objet : les relatives libres (cf. (3)). Pour ce faire, je vais présenter deux expériences que j’ai menées, ainsi que leurs résultats.
(3) Qui la princesse regarde ___

2. Expérience 1 : test de jugement d’acceptabilité Le test de jugement d’acceptabilité que j’ai mis en place souligne le caractère agrammatical des relatives libres objet. 93 locuteurs natifs ont jugé plusieurs types de relatives, en attribuant une note entre 1 (mauvais) et 10 (bon) à chaque phrase, qui était introduite par un contexte (cf. (4) pour un exemple de contexte et de chaque type de structure). La note moyenne attribuée aux relatives libres objet était très basse (3,54). Pourquoi les adultes français n’acceptent-ils pas ces structures ? Ce qui est d’autant plus intéressant est que des structures homophones aux relatives libres, les questions enchâssées (cf. (5)), utilisées comme fillers, ont été bien mieux jugées (6,20).
(4) Contexte : Un entretien d’embauche collectif vient d’avoir lieu au sein d’une société. Quelques candidats se sont bien débrouillés et auront la chance de franchir l’étape suivante, à savoir un entretien individuel.
1. Le recruteur choisira qui a bien parlé. (relative libre sujet)
2. Le recruteur choisira ceux qui ont bien parlé. (relative pronominale sujet)
3. Le recruteur choisira les candidats qui ont bien parlé. (relative pleine sujet)
4. Le directeur contactera qui les recruteurs ont choisi. (relative libre objet)
5. Le directeur contactera ceux que le recruteur a choisis. (relative pronominale objet)
6. Le directeur contactera les candidats que le recruteur a choisis. (relative pleine objet)
(5) a. Question enchâssée sujet : Le recruteur se demandera qui a bien parlé.
b. Question enchâssée objet : Le directeur ignore qui les recruteurs ont choisi.

    Ces résultats suggèrent que les relatives libres et les questions enchâssées, qui sont pourtant deux instances de mouvement A-barre, n’obéissent pas aux mêmes contraintes. Dans ce papier, je vais également discuter d’une autre source d’évidence qui semble aller dans la direction suivante : les relatives libres objet sont agrammaticales en français.

3. Expérience 2 : test de jugement de valeur de vérité Il existe des verbes, comme « voir » ou « montrer », qui peuvent sélectionner soit un DP soit un CP, autrement dit des verbes qui peuvent être suivis soit par une relative libre soit par une question enchâssée, qui sont les deux types de structures qui nous intéressent ici. Dans ces cas d’ambiguïté, on peut se demander si l’interprétation d’une relative libre est disponible dans la grammaire des adultes ou bien si les adultes n’ont que l’interprétation d’une question enchâssée dans leur grammaire. Si les relatives libres objet sont agrammaticales en français - comme le suggère l’expérience 1 - on s’attend à ce que seulement l’interprétation d’une question enchâssée soit disponible dans ces cas-là. Pour tenter de répondre à cette question, je vais reporter les résultats d’une deuxième expérimentation que j’ai conduite sur des adultes locuteurs natifs du français. Il s’agit d’une tâche de jugement de valeur de vérité (Truth Value Jugment Task, basée sur Clauss 2015), utilisant des phrases avec le verbe ambigu « voir ». Pour chaque item, j’ai fait varier le type de phrase (question enchâssée introduite par la séquence « quel+NP » (cf. (6)a. et (7) a.), relative pronominale (cf. (7) a. et (7)b.) et structure ambiguë introduite par « qui » (cf. (6)c. et (7)c.) et le type d’histoire (histoire dans laquelle seulement l’interprétation définie – d’une relative – est vraie (cf. (6)) versus histoire dans laquelle l’interprétation d’une question enchâssée est vraie (cf. (7))).
(6) Claire, Léa, Samuel et Matthias discutent dans le salon. Pendant que Samuel va chercher de quoi boire dans la cuisine, Matthias embrasse Léa par surprise. Quand Samuel revient, l’atmosphère est tendue.
a. Samuel voit quelle fille Matthias a embrassée. VRAI ou FAUX ?
b. Samuel voit celle que Matthias a embrassée. VRAI ou FAUX ?
c. Samuel voit qui Matthias a embrassé. VRAI ou FAUX ?
(7) Claire, Léa, Samuel et Matthias discutent dans le salon. Samuel va chercher de quoi boire dans la cuisine. Quand il revient, il voit que Matthias est en train d’embrasser Léa.
a. Samuel voit quelle fille Matthias a embrassée. VRAI ou FAUX ?
b. Samuel voit celle que Matthias a embrassée. VRAI ou FAUX ?
c. Samuel voit qui Matthias a embrassé. VRAI ou FAUX ?

      L’idée est la suivante : pour les histoires où seulement l’interprétation d’une relative est vraie, si les participants répondent « faux » à la phrase introduite par « qui », alors on peut en déduire que l’interprétation d’une relative libre n’est pas disponible dans leur grammaire. Par contre, si pour ces mêmes histoires, ils répondent « vrai » à la phrase introduite par « qui », alors on peut en déduire que l’interprétation d’une relative libre est disponible dans leur grammaire, bien qu’ils n’acceptent pas ces structures. Les résultats de cette deuxième expérimentation sont en cours d’analyse et je compte les discuter et faire porter l’attention sur ce qu’ils impliquent.

Références
Clauss, M. (2015). Free relatives in acquisition: Mislabeling or Generalized Move-Wh rule ?. Papier présenté à GALA 12 (Generative Approaches to Language Acquisition), 10-12 septembre, Nantes.
Costa, J., N. Grillo & M. Lobo (2012). Minimality beyond lexical restrictions: Processing and acquisition of free wh-dependencies in European Portuguese. Revue Roumaine de Linguistique LVII, 2: 143-160.
Fragman, C. (2000). Grammaire et pouvoir global de computation : deux sources de difficultés possibles dans la production des relatives chez les enfants francophones. Canadian Journal of Linguistics/Revue canadienne de linguistique 45(1/2): 7-48.
Friedmann, N., A. Belletti & L. Rizzi (2009). Relativized relatives: Types of intervention in the acquisition of A-bar dependencies. Lingua 119: 67-88.
Guasti, M.T. & A. Cardinaletti (2003). Relative clause formation in Romance child’s production. In: Probus n°15. 47-89. Walter de Gruyter.